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Faut-il avoir peur du corps ?

Même si beaucoup de faits ont sans doute été exagérés, il faut reconnaître que la culture chrétienne du début du vingtième siècle a été infestée par une vision très négative du corps, fruit de nombreux courants de pensées, notamment de la psychanalyse freudienne et du puritanisme anglo-saxon. Nos arrière-grands-parents se souviennent encore des draps percés qui permettaient aux époux de faire l’amour sans se toucher, des humiliations infligées dans les pensionnats aux garçons qui avaient « souillé leurs draps », des jeunes filles qui ne devaient pas se nettoyer après être passé aux toilettes, etc.

Dans certains séminaires, les futurs prêtres ne pouvaient se laver qu’une seule fois par mois, le jour de leur retraite spirituelle ! Et pour passer sous la douche, ils devaient se couvrir avec un linge pour ne pas risquer de voir leur nudité. Ils ne pouvaient pas pratiquer de sport, bien sûr, ou alors en soutane. Afin de mortifier leur corps, ils devaient se « donner la discipline » autant que possible en se flagellant le dos avec un fouet... Bref, tout concourrait à faire du corps un objet de mépris, circonscrit dans un halo de honte et de culpabilité.

Et pourtant, rien de tout cela ne pourrait être plus opposé à la théologie catholique, qui affirme justement être une religion du corps ! Celse - un philosophe du premier siècle, néoplatonicien et qui à ce titre ne tenait pas le corps en grande estime - ne s’y était pas trompé, quand il désignait les chrétiens de manière méprisante par le sobriquet de « philosomaton genos » c’est-à-dire « le peuple qui aime le corps ». Comment une religion fondée sur l’incarnation dans la chair du verbe de Dieu pourrait-elle mépriser le corps ? Plus encore : comment une religion qui prétend être fondée par un Dieu Créateur pourrait-elle mépriser la Création ?

C’est donc pour en finir avec toutes ces inepties que Jean-Paul II a consacré à la « théologie du corps » la quasi-totalité des audiences générales du mercredi durant les cinq premières années de son pontificat. George Weigel, à qui l’on doit la biographie la plus autorisée et la plus complète du pape, affirme même que cette théologie du corps « sera probablement regardée comme un tournant, non seulement dans la théologie catholique, mais aussi dans l’histoire de la pensée moderne » (Témoin de l’espérance, p. 427)

Car contrairement aux idées reçues, le chrétien est par définition un amoureux de l’amour humain ! Les règles de la morale sexuelle traditionnelle telles qu’elles étaient formulées en termes de permis/défendu, ne peuvent que conduire à une impasse. Le fondement des règles morales doit en fait s’appuyer sur un regard positif et juste du corps humain, tel que les Ecritures et principalement le texte de la Genèse nous le décrit. Les règles morales deviennent alors comme un itinéraire qui nous conduit vers une plus grande réalisation de nous-même, vers un plus grand épanouissement de notre personne.

Une anecdote est particulièrement révélatrice de l’état d’esprit de Karol Wojtyla (quelques années avant de devenir le Pape Jean-Paul II). La version polonaise de son livre Amour et responsabilité comprenait un appendice intitulé « Sexologie et morale ». Lorsqu’il s’est agi de publier la traduction française, c’est le Père de Lubac qui avait été pressenti pour en rédiger la préface. Mais certains se sont sentis bien avisés de lui suggérer de demander que l’appendice en question soit retiré de l’édition française au motif que les questions qui y étaient abordées étaient tellement concrètes qu’elles semblaient en deçà de la dignité des prêtres et des évêques. A cela Karol Wojtyla s’est opposé farouchement en affirmant que les pasteurs devaient pouvoir parler avec simplicité du désir et de la satisfaction sexuelle avec leurs fidèles, sauf à ne pas être à la hauteur des exigences de leur mission. Et que s’il se trouvait des prudes pour s’en offusquer, c’était tant pis pour eux !

Benoît XVI s’inscrit dans la lignée de Jean-Paul II, en couronnant toute la théologie du corps par une Encyclique sur l’amour "Deus caritas est" qui traite des différents degrés de l’amour : le chrétien ne renonce pas à l’amour sensuel, l’eros. Il le canalise dans l’amour de Dieu et lui donne ainsi un sens plus profond et plus spirituel :

« Il n’est pas rare aujourd’hui de reprocher au christianisme du passé d’avoir été l’adversaire de la corporéité ; de fait, il y a toujours eu des tendances en ce sens. Mais la façon d’exalter le corps, à laquelle nous assistons aujourd’hui, est trompeuse. L’eros rabaissé simplement au « sexe » devient une marchandise, une simple « chose » que l’on peut acheter et vendre ; plus encore, l’homme devient une marchandise. En réalité, cela n’est pas vraiment le grand oui de l’homme à son corps. Au contraire, l’homme considère maintenant le corps et la sexualité comme la part seulement matérielle de lui-même, qu’il utilise et exploite de manière calculée. Une part, d’ailleurs, qu’il ne considère pas comme un espace de sa liberté, mais comme quelque chose que lui, à sa manière, tente de rendre à la fois plaisant et inoffensif. En réalité, nous nous trouvons devant une dégradation du corps humain, qui n’est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, qui n’est plus l’expression vivante de la totalité de notre être, mais qui se trouve comme cantonné au domaine purement biologique. L’apparente exaltation du corps peut bien vite se transformer en haine envers la corporéité. À l’inverse, la foi chrétienne a toujours considéré l’homme comme un être un et duel, dans lequel esprit et matière s’interpénètrent l’un l’autre et font ainsi tous deux l’expérience d’une nouvelle noblesse. Oui, l’eros veut nous élever « en extase » vers le Divin, nous conduire au-delà de nous-mêmes, mais c’est précisément pourquoi est requis un chemin de montée, de renoncements, de purifications et de guérisons. » BENOIT XVI, Deus caritas est, §5